L’œuvre d’orgue de Valéry Aubertin, 1ère partie :

 

Ecoutez la création de Improvisation Kandinsky 1914 à Notre-Dame-de-Paris :

www.youtube.com/watch?v=xBjjeB1WXLM


Le Livre Ouvert (1990-1997)

 

Après avoir rappelé le contexte dans lequel sont nées les œuvres de Valéry Aubertin, je voudrais présenter aujourd’hui son premier livre d’orgue. Peu d’œuvres ont connues des remises en question aussi fondamentales que ce Livre Ouvert[1] composé entre 1990 et 1997. Lisons ce que l’auteur nous en disait en 2002 :

« Aujourd’hui, [le livre] est de nouveau ouvert, donnant l’impression d’un work in progress impossible à achever, un livre ouvert sur le néant que la dernière pièce ne pourra donc pas conclure. » Puis plus loin : «  Le problème de la forme, de son invention permanente, est donc le sujet périlleux qui révèle douloureusement la faible proportion d’inconnu dans l’orgue moderne. […] Le Livre Ouvert est donc un des rares work in progress actuels : son hyperstructure est entièrement liée à l’image mentale que j’ai de son visage idéal. Il n’existe pas comme monde réel mais plutôt comme voyage dans l’incertain : il évolue au gré du temps qui passe, il s’efface un jour et réapparaît certains autres. C’est un ouvrage spécifiquement inachevable. Je ressens quelquefois trop vivement cet état béant qui lui est naturel car il est conçu comme un gigantesque ensemble émotionnel aux nombreuses ramifications concentriques[2]. »  

 

Un projet écrasant

 

Au départ, Valéry Aubertin s’était fixé un objectif à vrai dire écrasant, pour mieux stimuler sa créativité. Il s’était proposé de composer un vaste ensemble de 343 pièces pour orgue (7 X 7 X 7) réparties au sein de trois ensembles :

 

  1. Messe : Vocation spirituelle, avec, comme centre d’intérêt principal, la Passion du Christ.[3]  

 

  1. Sons. Espace. Temps. Couleurs : Vocation plus « décorative «  au sens d’un « embellissement ». C’est le lieu des visions et des rencontres imaginaires, ainsi que la mise en valeur des quatre éléments circonscrits par le titre.

 

  1. Le temps déborde : Vocation poétique, tributaire de nombreuses réactions psychologiques et esthétiques. Il s’agit d’une traduction personnelle des zones d’ombres de notre vie intérieure. Comme à la fin de la deuxième partie, cette traduction doit mener à la clarté et la libération de toute attraction, de toute pesanteur. C’est de cette façon qu’il faut comprendre les vers de Paul Eluard apposés sur la dernière pièce : « Il n’y a plus de profondeurs ni de surfaces.[4] »

 

L’auteur aurait pu réaliser raisonnablement ce projet titanesque en quelques trente-

cinq années. Il y renonça au cours des années 1990, préférant selon ses propres termes une certaine concentration. Plusieurs pièces, pourtant d’une singulière beauté, ont donc été volontairement écartées.

           

            Un ordre ouvert

 

            « Tout a un centre, même invisible. […] La pièce Van Gogh tient idéalement ce rôle stratégique central.[5] »

            Autour de cet axe émotionnel gravitent les différentes pièces du livre ouvert, les pièces les plus intenses se rapprochant du centre.[6]

            Il n’est donc plus question d’un ordre vertical, ni d’une obligation d’enchaînement, à l’instar d’une suite. Les pièces vivent leur destin propre, dans un ensemble articulé d’une manière profondément originale. Les pièces les plus proches du centre appartiennent à la seconde partie de l’œuvre, ce sont la Sonatine pour les étoiles de 1994, l’Improvisation –Kandinsky de 1993 et La nuit remue de 1995.

           

Pour le lecteur, on proposera aujourd’hui un ordre linéaire qui ne rend pas compte de la réalité de l’œuvre, mais revêt un intérêt pratique :

 

I.                   Messe  

Miserere (1990)

Triptyque pénitentiel : Kyrie I – Christe – Kyrie II (1996)

Passion (1995)

Te lucis ante terminum (1997)

 

II.                Sons – Espace – Temps – Couleurs

Lunaire (1990)

Variations (1991)

La nuit remue (1995)

Improvisation –Kandinsky 1914 (1993)

Sonatine pour les étoiles (1994)

Vincent Van Gogh – Les fresques –Lamento (1991)

 

III.             Le temps déborde

La Nuit des Nuits (1992)

Liebeslied (1991)

Cadran lunaire (1998)

Le temps déborde (1995)

« Il n’y a plus de profondeurs ni de surfaces » (1991)        

 

Sous cette forme nouvelle, quinze pièces d’une rare perfection car sans cesse remises sur le métier au fil des années composent finalement ce Livre Ouvert. « Le temps organise lentement les travaux de ce type : il y a un temps pour l’idée de l’œuvre, un temps pour l’écriture, puis viennent les doutes, l’abandon et parfois la destruction.[7] »

Certaines pièces sont très courtes, tiennent en deux pages manuscrites (Lunaire, « Il n’y a plus de profondeurs ni de surfaces ») ; d’autres, comme Improvisation – Kandinsky 1914, Vincent Van Gogh ou La nuit remue sont des poèmes symphoniques assez développés mais dont la durée n’excède jamais un petit quart d’heure. Huit d’entre elles sont publiées en deux cahiers de quatre pièces remarquablement réalisés (éditions Billaudot).

 

L’orgue idéal ?

 

« Il n’y a pas d’orgue idéal pour ma musique. J’aime les principaux et les flûtes des orgues classiques français mais aussi ceux de Cavaillé-Coll ; j’aime les mixtures brillantes, tranchantes sans agressivité des instruments baroques nord-allemands, néerlandais ou de certains instruments modernes ; j’aime leurs anches si riches de personnalité des classiques français et évidemment leurs cornets, leurs poétiques jeux de mutations… Cela donne des fragments réalistes pour un orgue absurde fait de bric et de broc. Aucun élément ne pourrait en parfaire la synthèse. Je préfère donc me fier à mon « orgue mental » car il est plus riche en contrastes et, paradoxalement, paraît plus homogène. De toute façon, c’est l’écriture qui unifie l’ensemble des éléments d’une œuvre pour orgue : c’est elle qui rend cohérente une

registration proposée ; et c’est au talent de l’organiste de décupler la justesse de l’idée sonore contenue dans l’écriture. […] Ma fascination pour l’orgue est entretenue en permanence par l’écoute attentive de ses registres les plus simples.[8] »

De fait, cette musique trouvera sa place sur les instruments les plus divers. Le dernier mouvement de la Sonatine pour les étoiles n’est-il pas confié à un ou deux jeux de 8’ seuls, l’écriture modelant une nouvelle sonorité ? Les différences de densité mises en œuvre dans Improvisation - Kandinsky 1914 créent des contrastent aussi saisissants sur un orgue d’une quinzaine de jeux que sur un grand Cavaillé-Coll.

 

 

Un Art de toucher l’orgue.

 

Il faudrait des dizaines de pages pour évoquer l’intense poésie, la finesse harmonique, la subtilité, la force et la grâce d’une musique écrite par un musicien d’une vingtaine d’années… Puis-je simplement ajouter une remarque personnelle ? Il me semble que cette musique est idéalement pensée pour la main. L’ayant travaillée pendant des années, j’ai éprouvé combien elle prenait en compte l’intelligence du geste instrumental ; et cette sensation m’a été confirmée par plusieurs de mes collègues. C’est la marque de Couperin, de Chopin, celle de Debussy. Je suis touché par cette adéquation parfaite, qui joint aux perceptions émotionnelles et formelles le plaisir sensible : le Livre Ouvert constitue bien un Art de toucher l’orgue !

 

Eric Lebrun

 

Dialogue du silence avec le silence (création publique) :

[1] Rappelons que le titre est emprunté à Paul Eluard

[2] L’Orgue, n°259, 2002 – III, p. 6

[3] Cette citation et les deux suivantes sont extraites de la préface du Livre Ouvert, exemplaire personnel offert par l’auteur en 1998.

[4] La Rose Publique , 1934

[5] L’Orgue, n°259, op. cité, p. 7

[6] Un dessin de l’auteur, à la page 8 de l’article déjà cité, montre de manière claire et poétique cette construction atypique.

[7] Op. cité, p. 6.

[8] Op. cité, p. 10 et 11.